Cédric Kozluk, né à Lyon en 1976, est avant tout un amoureux du dessin. Et c’est en 1991 que cet amour le mène à la rencontre du graffiti et de son univers subversif. De cette rencontre naît Brusk, un artiste polymorphe, tout à la fois graffeur, muraliste, peintre, dessinateur, sculpteur, mais surtout narrateur d’un monde à la dérive dont il sublime les souffrances et les injustices par une esthétique explosive et percutante.
La créativité de Brusk n’a eu de cesse d’évoluer depuis 1991 mais il est évident que le style de l’artiste est marqué par l’emploi de deux techniques quasiment omniprésentes dans sa création : la coulure (dripping) et la déchirure qui viennent très souvent fragmenter la représentation du monde que l’artiste nous donne à voir.
De cette altération du motif par déchirures et par coulures éclot une légèreté et une douceur révélatrices d’un monde dans lequel il semble alors possible de s’adoucir, de se réconcilier, de s’aimer, voire même d’espérer l’avènement d’un monde meilleur.
Dès lors une ambiguïté surgit entre une forme colorée et lumineuse et un fond révolté, acide, parfois même très sombre, un propos qui dénonce les dysfonctionnements de nos sociétés modernes, une révolte intérieure qui métamorphose la laideur de ce monde en une explosion de beauté, un véritable oxymore pictural qui nous redonne espoir. Réduire l’oeuvre de Brusk aux déchirures et aux coulures serait donc une erreur puisque l’artiste façonne finement un univers à la fois léger et brutal, confronte avec justesse la nature et la culture, nous pousse à appréhender la monstruosité de notre monde par un regard bienveillant qui s’affranchit de toute négativité.
Entretien avec Brusk
Votre voyage dans l’art a commencé sur la scène du graffiti. Comment cette expérience a-t-elle façonné votre identité artistique et votre approche du street art ?
Bonjour, je vous remercie de porter un tel intérêt à mon travail. Je suis ravi de partager ces quelques pages avec vous et de vous faire découvrir mes créations.
Après avoir passé du temps entre les murs taggués de la banlieue de mon enfance, j’ai moi-même commencé mes premiers taggs en 90, grâce, en partie, à l’influence de Osh (une figure lyonnaise) me permettant d’exploiter mes compétences en dessin, de les confronter à la rue, d’exploser mon trait et surtout de partager mon univers. Appartenir à ce milieu du graffiti, en faire mon leitmotiv, voyager pour créer et faire des rencontres étaient pour moi quelque chose devenu vital. L’arrivée dans le graffiti fut aussi une révélation picturale, un nouveau médium qui me correspondait, comme le prolongement de ma main. Tout cela m’a nourri en parallèle de mes études aux Beaux Arts pendant 4 ans.
En tant que membre du collectif DMV, comment la collaboration influence-t-elle votre style individuel et votre vision artistique ?
Nous avions toujours cette difficulté à mélanger nos styles, tous mordus de dessin, et on trouvait des idées uniques pour ne faire qu’un et créer des compositions où chacun parvenait à s’exprimer avec son propre style. Mon travail avec les DMV m’a apporté une ouverture et nous a permis de développer des projets conséquents.
On a beaucoup peint tous ensemble, pour des murs ou des expositions, on a beaucoup voyagé, mais on a tous été contraints de ralentir notre activité collective avec notamment nos obligations familiales.
Votre travail comporte souvent des éléments audacieux et graphiques. Quel message ou quelle émotion visez-vous à transmettre à travers ces choix visuels ?
J’ai effectivement deux caractéristiques très marquées dans ma pratique : le « dripping » et les déchirures. Ces éléments me permettent d’orienter ma vision du monde, de notre quotidien, de partager mes valeurs et de sensibiliser les gens à des sujets d’actualité comme la crise climatique par exemple.
L’art peut servir de forme puissante de commentaire social. Quels sont les thèmes que vous trouvez les plus convaincants à explorer dans votre travail ?
J’ai approfondi, affiné mon regard et ma réflexion sur les réfugiés, sur les injustices sociales, sur la surconsommation par exemple.
Étant ambassadeur pour Handicap International et également pour SOS Méditerranée, j’essaie de sensibiliser le public à ces causes, avec des visuels forts et explicites.
À votre avis, quel rôle joue l’art de rue dans la société contemporaine et comment peut-il favoriser l’engagement communautaire ?
L’art de rue s’inscrit d’emblée dans un engagement communautaire grâce à son appropriation de l’espace public, et s’impose aux regards de toutes et tous. C’est une sorte de musée à ciel ouvert qui n’exclut aucune classe sociale, tout le monde y a accès.
Par ailleurs, la rue sert de « lien », d’espace de communication et de rivalité entre graffeurs, c’est là où on va venir observer ce qu’ont fait nos pairs pour essayer de faire mieux.
Comment naviguez-vous dans l’équilibre entre l’expression artistique et l’impermanence du street art? La nature temporaire de votre travail influence-t-elle sa signification ?
L’éphémère, on le sait, fait partie du jeu…pour un tagg, un flop, un graff, un collage, une fresque, etc…, ça ne restera pas, on le sait, mais ce qui compte souvent, c’est l’action, le challenge, le dépassement de soi ! Mais quel plaisir de laisser « une trace » et de la regarder exister et vieillir dans cette jungle urbaine.
Qu’est-ce qui inspire votre processus créatif lors de la conceptualisation de nouvelles pièces, et comment surmonter les blocages créatifs ?
J’essaie de rester vigilant face aux flux d’informations et aux évènements forts de l’actualité, en essayant de trouver la manière de l’assimiler pour me l’approprier et y poser une intention. Si le blocage persiste, je n’hésite pas à discuter du sujet avec mes proches pour en faire ressortir d’autres perspectives et prendre du recul.
Alors que vous regardez vers l’avenir, y a-t-il de nouveaux médias ou projets que vous êtes impatient d’explorer au-delà du street art ?
J’ai hâte de me replonger dans la sculpture et de faire travailler mes mains différemment, le travail en volume me manque, mais de beaux projets arrivent en 2025.
Mais l’été dernier, grâce à mon projet sur les Jeux Olympiques « Faites vos jeux », orienté sur les conséquences néfastes de l’organisation de ces jeux, nous avons mis en place une équipe et un concept novateurs. Ces collages (dessins originaux) dans le quartier de Belleville (Paris) m’ont permis d’exploiter mes compétences graphiques tout en revenant dans la rue, illégalement, sauvagement. J’ai retrouvé avec beaucoup de plaisir le goût du risque, de l’adrénaline, de l’engagement et de l’humanité.Tout cela me manquait depuis ces quelques dernières années où le travail sur toiles en atelier l’avait emporté.
Si vous pouviez collaborer avec n’importe quel artiste, passé ou présent, qui serait-il et pourquoi ? Qu’espérez-vous réaliser grâce à cette collaboration ?
J’adorerais imaginer une collaboration avec Ernest Pignon Ernest à travers une histoire à raconter ensemble, puis la partager sur les murs.
Amoureux du dessin, sensible et réfléchi, humble et authentique, il parvient toujours à nous surprendre à travers ses créations. J’adore la manière dont il les présente.
Quel héritage espérez-vous laisser à travers votre art, et comment voulez-vous que les générations futures perçoivent votre travail ?
Dans une mouvance artistique très largement axée sur de l’esthétique, il me semble primordial d’essayer de sensibiliser les gens, de les faire réagir, réfléchir, de leur ouvrir les yeux, de les réunir, de les faire rire, de les bousculer un peu. Je souhaite que les futures générations accordent une importance aux messages ou aux valeurs que j’essaie de véhiculer à travers mes créations et que chacun les interprète à sa manière.
Ce qui compte ce n’est pas d’être grand, mais c’est d’être à la hauteur de ses propres ambitions, non ?